La dégradation du travail a gagné les cadres

En collaboration avec Radio France, Le Monde a mené une vaste enquête sur le thème « Quel travail voulons-nous ? ». Les résultats en sont analysés dans un entretien avec la sociologue Dominique Méda, mené par Anne Rodier et publié dans le supplément Economie du journal Le Monde en date du 24 janvier 2012. Vous trouverez ci-dessous ce qui nous a paru en être les éléments clefs.

D’avril à septembre 2011, Radio France a recueilli les avis de plus de 5 000 auditeurs sur leur rapport au travail. 2 500 personnes ont complété ce questionnaire par un témoignage sur leur expérience professionnelle. Professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine et chercheuse associée au Centre d’études de l’emploi, spécialiste du travail, vous avez participé au traitement des résultats de cette enquête. Quels sont les principaux enseignements que vous tirez ?

Pour moi, le principal enseignement, c’est qu’un nouveau segment de la population française, dont le rapport au travail était jusqu’alors plutôt positif, semble à son tour gagné par un grand malaise : les cadres, les professions intellectuelles et les professions intermédiaires sont à leur tour touchés par une dégradation de leur travail. Je précise que les personnes qui ont spontanément répondu au questionnaire de Radio France constituent un échantillon particulier. Elles sont beaucoup plus diplômées que la moyenne : alors que les diplômés bac + 2 et plus représentaient 12 % de la population dans le recensement 2008, ils constituent 67 % du panel de Radio France… Il s’agit principalement de cadres, de professions intellectuelles et de professions intermédiaires : on trouve des médecins, des cadres, des chefs d’entreprise, des infirmières, des éducateurs, des enseignants, des ingénieurs, des techniciens… Beaucoup travaillent dans le secteur public, la santé, l’éducation, la culture, la recherche, le social, sans pour autant être fonctionnaires. La moitié d’entre eux ont en effet déjà été au chômage.

Ce préalable est important, car les enquêtes dont nous disposons sur le rapport au travail des Français, qui ont été menées sur des échantillons représentatifs de l’ensemble de la population, révèlent en général une forte segmentation entre, d’un côté, les ouvriers et les employés, qui sont nombreux à déclarer que leurs conditions de travail sont difficiles, se plaignent d’une rémunération et d’une reconnaissance insuffisantes, peuvent être considérés comme « en retrait » vis-à-vis du travail, et en tout cas sont moins satisfaits que les autres, et, de l’autre côté, des cadres, des chefs d’entreprise, des indépendants, des professions intellectuelles et intermédiaires, qui se déclaraient jusqu’alors majoritairement plutôt satisfaits de leur travail. Or, ce sont ces dernières catégories qui révèlent, dans l’enquête de Radio France, une image du travail très dégradée.

Pourtant, 55 % des personnes ayant répondu au questionnaire de Radio France se disent contentes d’aller travailler le matin…

C’est vrai, mais c’est beaucoup moins que le taux de 80 % que les sondages recueillent en général sur cette question. Et surtout, ce qui doit attirer notre attention, c’est le fait que seulement 30 % des personnes qui ont répondu indiquent qu’au travail les choses vont bien : 5 % trouvent que « c’est formidable » et 25 % que « ça va ». Pendant que près de 70 % disent le contraire : « Je suis fatigué » (27 %) ; « C’est tellement dur que j’ai envie de partir » (13 %). 43 % déclarent vouloir changer d’emploi. Enfin 30 % ne sont pas contents d’aller travailler le matin.

Et si les Français déclarent généralement que, dans leur vie, la famille passe avant le travail, il est plus rare qu’il en aille de même avec le loisir. Or c’est le cas dans cette enquête : le travail arrive en troisième position après la famille et le loisir, comme s’il n’était plus capable de satisfaire les immenses attentes que la population continue de placer en lui.

Car nos enquêtés ne font que confirmer, sur ce point, ce que d’autres recherches avaient montré : ces attentes, notamment en termes d’épanouissement et de réalisation de soi, sont extrêmement fortes. En témoigne le fait que les trois quarts des répondants aimeraient que leurs enfants aient un métier « épanouissant » et que les principales qualités du travail idéal citées sont les suivantes : « Permettre de continuer à apprendre » ; « Donner l’impression de réussir quelque chose » ; « Etre utile ». La valeur accordée au travail et les attentes placées en lui en termes individuels (réalisation de soi) et collectifs (utilité et lien social) restent bien solidement ancrées.

(…)

Le rapport au travail a-t-il changé avec la crise ?

La crise a naturellement renforcé le très fort attachement au travail des Français, que nous avions expliqué avec Lucie Davoine (Place et sens du travail en Europe : une singularité française ?, Document de travail du Centre d’études de l’emploi, 2008) par un double effet : celui du niveau de chômage qui a donné au travail – et lui donne plus encore depuis 2008 – la valeur d’un bien qui se raréfie ; celui d’un attachement spécifique des Français au travail, considéré sans doute plus qu’ailleurs comme un élément du statut social : mon travail dit qui je suis dans la société.

La crise a exacerbé le décalage entre l’ampleur des attentes et la reconnaissance effective des salariés dans l’entreprise.(…)

Quelles sont les pistes d’amélioration de la vie au travail ?

Peut-être parce qu’on leur a tellement répété ces dernières années que la responsabilité individuelle était essentielle, les enquêtés ne font plus confiance qu’à eux-mêmes pour assurer leur bien-être au travail (contre 12 % aux syndicats et 4 % aux employeurs). (…) Trouver de nouvelles manières d’articuler temps de travail et qualité du travail apparaît désormais comme la priorité.



» A lire également dans même catégorie :