Peut on encore aimer Mona Lisa alias La Joconde aujourd’hui ? Le tableau le plus célèbre du monde placé derrière une vitre blindée au Louvre semble bien petit, isolé et sombre face aux gigantesques Noces de Cana de Véronèse. Pourquoi fascine-t-il ? Vient-on au Louvre pour l’admirer ou pour s’admirer à coté d’elle lors d’une séance de photos ? Dans le who’s who d’Andy Warhol, la Joconde, 30 fois reproduite car 30 fois valent mieux qu’une dit le titre (Thirty are better than one) figure en bonne place au coté de Marylin ou de Jackie Kennedy.

Mais tout cela n’est-il pas “too much” ? Comment faire pour comprendre aujourd’hui cette icône de l’art tant de fois reproduite et caricaturée ? Pour l’aimer vraiment et la comprendre il faut du temps, à l’image de celui qu’il a fallu à Léonard pour mener à bien son projet de portrait qui fut l’œuvre d’une vie. La peinture de Léonard ne se livre pas facilement, car “elle est chose de l’esprit” écrivait-il.

WARHOL, ANDY
Mona Lisa; 1963, silkscreen ink on synthetic polymer paint on canvas, 319.4 x 208.6 cm, New York (NY, USA): Blum Helman Gallery.

Lisa del Giocondo est la femme de messire Francesco del Giocondo, marchand de soie florentin, qui commanda en 1503 au plus célèbre peintre de Florence le portrait de sa femme. Léonard nous a laissé le portrait d’une jeune femme souriante assise de 3/4 sous une loggia (dont on aperçoit la base des colonnes sur les bords du tableau), le bras gauche appuyé sur l’accoudoir d’un fauteuil placé devant un parapet dominant un immense paysage en vue aérienne pour le moins chaotique, où les montagnes déchiquetées se découpent sur une vallée et où s’alternent terre et eau. Rien d’humain dans ce paysage, si ce n’est un petit pont de pierre énigmatique, trace du passage de l’homme.
Il convient de souligner que Léonard n’honora jamais la commande, messire del Giocondo ne recevant et donc ne payant jamais son tableau. Léonard le gardera en effet avec lui toute sa vie, ce qui met en évidence sa valeur à ses yeux. Il emmènera ainsi la belle en France, à Amboise et François Ier l’acquerra après le décès de l’artiste. Première étape de la starisation, la Joconde entre ainsi dans les collections royales françaises puis au Louvre, après quelques vicissitudes, au lieu de finir dans une collection privée florentine.

Pourquoi le tableau n’a-t-il jamais été livré ? Le facteur temps est un premier élément de réponse. En effet, à l’époque où le marchand florentin le sollicite, Léonard reçoit la commande d’une grande fresque pour la Seigneurie de Florence. Or il n’a jamais brillé par sa rapidité d’exécution et l’œuvre avance donc lentement, probablement trop lentement pour notre marchand. Aujourd’hui les spécialistes admettent même qu’il ne l’a jamais fini à Florence et qu’il ne l’achèvera qu’en France au cours de sa vieillesse. Ensuite, un marchand florentin pouvait-il comprendre l’idée de Léonard, quand aujourd’hui encore on s’interroge pour comprendre ce portrait si psychologique.

Oil on Wood 54.8 x 40.3 cm. Domaine public.

C’est un tableau du bonheur qui s’accorde au nom du commanditaire, Giocondo, qui signifie heureux. En effet, après avoir perdu ses précédentes épouses, il a eu deux garçons avec Lisa qu’il souhaite honorer en commandant cette œuvre à un grand artiste. Dans la tradition du portrait on donnait souvent un attribut aux personnages peints, Léonard avait déjà donné l’hermine à une jeune femme (La Dame à l’hermine) ou le genévrier à Ginevra dei Benci. Mais ici l’attribut devient le sourire, celui de la plénitude d’une mère et épouse aimée. Ce tableau est le premier à représenter une femme souriante aux sourcils épilés alors que cela pouvait être vu à l’époque comme le symbole d’une femme facile. Comment comprendre alors un tel sourire qui semble ne pas s’accorder avec l’étrange paysage désertique du fond ?

Les portraits sont souvent des méditations sur la fuite du temps. En homme de la Renaissance, Léonard y ajoute une réflexion sur la brièveté de la beauté et de la grâce qui viendrait ici humaniser le chaos d’une Toscane préhistorique. Placée devant le parapet, la Joconde est assise du coté du spectateur, cette proximité étant jusque là plutôt l’attribut des peintures de la Vierge à l’enfant. Donc proche de nous, femme avant tout, son sourire aussi fugace soit-il, semble émerger pour civiliser le monde. La rivière qui coule derrière elle et le pont étant les symboles évidents du temps qui passe. La Joconde fédère ainsi à elle seule les recherches antérieures de l’artiste sur la question du paysage, du portrait et de l’expression du modèle.

Pour ce faire, Léonard met au service de son chef d’œuvre toutes ses qualités de peintre. Il recourt exclusivement à la lumière pour définir les volumes, créer les modelés et suggérer les distances. Les contours sont estompés selon la technique du sfumato. L’accent n’est pas mis sur le costume sombre ni sur les couleurs qui se réduisent au strict minimum. L’artiste oblige ainsi le spectateur à entrer en relation avec le regard de Mona Lisa pour voir et entendre la vérité ultime d’un être, sa fragilité et sa densité humaine, dernier testament humaniste de Léonard. La Joconde est donc plus qu’une star car elle nous propose une méditation, elle porte en elle tout ce que portent nos rêves de beauté, de mystère et de fugacité. Léonard le savait, c’était un tableau trop novateur pour son époque qui par sa densité et sa sobriété accroche le regard et fascine. Il faut du temps pour en prendre toute la mesure en méditant sur le temps qui passe sous le regard et le sourire d’une telle femme !



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