Pour ou contre Napoléon ?

Entre aventure individuelle et histoire partagée, l’épopée napoléonienne constitue un des mythes fondateurs de la modernité occidentale et européenne. Des campagnes d’Italie à Waterloo, l’itinéraire du général corse, constitue un roman à la fois improbable et nécessaire. Comprendre comment le fils de la Révolution a pu devenir son fossoyeur n’est pas chose facile. Promu par le nouveau système politique et social qui valorise le mérite, ce simple soldat, dont le génie militaire fait encore l’objet de débats, est cependant devenu en moins d’une décennie le maître de l’Europe. Par le jeu du hasard et de la nécessité, l’aventure d’un homme, et bientôt d’une famille, s’est confondue avec l’histoire simultanée de plusieurs nations.

Selon un schéma et un rythme qu’aucune série-feuilleton contemporaine n’oserait imaginer, Napoléon est devenu le « Parrain » de l’Europe, distribuant les places et les trônes comme au sein d’une entreprise mafieuse. La réaction à cette prise d’otage, a progressivement constitué le ferment d’une prise de conscience politique et collective à travers l’ensemble du sous-continent européen, de l’Espagne à la Russie, qui préside à l’émergence de la notion moderne de « nation ». Tout en détruisant l’œuvre de la Révolution en France, Napoléon a fortement contribué à diffuser son modèle et ses acquis, en unifiant et normalisant les moyens de communication, les conditions, et la rapidité mêmes des échanges.
Le moment « Napoléon » est donc aussi celui qui rend possible l’émergence du libéralisme au cours du XIXe siècle, par une accélération soudaine du temps et une abolition temporaire des frontières. La fragilité de l’édifice reposait précisément sur l’efficacité du moteur lui-même : la vitesse, presque magique, des conquêtes. Dès que l’entreprise napoléonienne se trouva confronter à devoir gérer la durée – sous la forme symbolique et pourtant bien réelle de l’hiver russe – elle fut condamnée à un échec irréversible. Tant qu’il était victorieux, la démesure archaïque de son ambition dynastique semblait acceptable. Du jour au lendemain, ce qui paraissait être l’accomplissement d’un destin quasi-divin, apparût comme la prétention ignoble d’un parvenu à l’éternité.
La France n’organisa pas de commémoration du bicentenaire du « règne » de Napoléon Bonaparte : l’anniversaire de sa deuxième défaite en 1815 a offert, à Waterloo comme à Vienne, l’occasion pour l’Europe d’éprouver sa capacité à organiser un (nouveau ?) concert des nations. Le 2 décembre 2005, l’ensemble des états européens s’était déjà donné rendez-vous à Austerlitz en Autriche, pour célébrer la victoire de l’Empereur, et faire de son épopée les éléments d’une histoire commune, par ailleurs difficile à construire en ce début de XXIe siècle. La France, seule, n’envoya pas de représentant officiel à Austerlitz, ce qui provoqua un genre de scandale diplomatique. Honteuse de sa domination et de son impérialisme passé, la République française est assurément mal à l’aise avec la figure du Grand homme : le « vol » et la « chute » de l’aigle ont tendance à encombrer un État, républicain malgré tout, et qui ne peut en aucun cas adopter la mémoire de celui qui fut aussi, et peut-être avant tout, un dictateur.
Il n’empêche que le régime d’exception que le général corse a installé, est, indéniablement, l’acte fondateur, sur le plan administratif notamment, de l’Europe moderne. Cette épopée, qui constitue aussi le terme de la Révolution française, impose également un nouveau mode de rapport de forces international pour les 150 ans qui suivent, qui passe notamment par le développement de la guerre économique (avec le blocus continental) et la mobilisation de l’ensemble de la société masculine dans la guerre totale. Dans le domaine de la culture et de son instrumentalisation politique, la rupture introduite par le moment napoléonien est tout aussi radicale, par l’utilisation de l’image à des fins de propagande, comme par la sacralisation de l’art : la réunion et la confiscation des œuvres d’art à Paris, dans un musée aux prétentions universelles, inaugure, sur un mode mineur, et moins tragique, les conditions d’un nouveau rapport des sociétés à la culture.
Il est tout simplement impossible de dresser une comptabilité à partie double de l’épopée napoléonienne : suspendu aux portes d’entrée de la modernité politique et sociale, le personnage de Napoléon demeure mystérieux : en tant que figure romantique, l’empereur est toujours l’objet d’une fascination quotidienne, parce qu’incarnation absolue du héros, tour à tour glorieux et malheureux. Son destin offre tour à tour un modèle et un repoussoir pour le « sujet » moderne, déchiré entre la tentation de l’individualisme et la responsabilité morale.


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