Face à la crise, vive la culture…

Attention, « fragile » ! Cette inscription rituelle des colis précieux pourrait même instruire un procès en marginalité, superficialité, inutilité de tout acte de culture, jugé accessoire, dans le contexte actuel de la crise financière mondiale. « Il y a plus urgent, plus important, plus stratégique, plus sérieux, que de parler culture », penseront même certains esprits. « Allons à l’essentiel, ne perdons pas de temps, n’en faisons pas perdre, le futile, l’accessoire, le superflu, pour ne pas dire le superficiel, attendront des jours meilleurs », en rajouteront d’autres. Cette relégation de la culture n’est d’ailleurs pas malheureusement un réflexe des temps difficiles. Elle est une sorte de refus de résistance, une paralysie du discernement, un abandon de poste.

C’est la posture permanente de tous ceux qui n’imaginent pas que la culture soit créatrice de richesses tangibles et de valeurs aussi concrètes que spirituelles, et qui ont une vision fausse et très désuète de la réalité, française, européenne, mondiale. Citons pêle-mêle quelques exemples emblématiques : Pétra, La Grande Muraille de Chine, l’Orchestre philharmonique de Berlin, le Ballet de l’Opéra de Paris, le Louvre, Bilbao, le hip-hop, Yves Saint Laurent, le château de Chenonceau. L’énumération est infinie.

Elargir le champ des possibles, contribuer à la fierté d’appartenir au monde, donner les outils les meilleurs pour que chacun au sein de la collectivité puisse maîtriser son destin. Il est le devoir d’Etat de tout homme ou femme politique. Aujourd’hui, plus que jamais. Tenir cette ambition implique une prise en compte sans réserve et sans complexe de la culture.

Il est de ce point de vue significatif que le président de la République ait décidé pendant la présidence du Conseil de l’Union européenne d’organiser une Saison culturelle européenne, où nos 26 partenaires sont accueillis avec tout l’arc-en-ciel de leur potentiel culturel et artistique. La France fait figure de pionnier en la matière. Puisse cette heureuse initiative française faire école afin que la Commission européenne prolonge cet élan mobilisateur et novateur !

Les modalités de la crise boursière actuelle poussent au paroxysme le champ du virtuel. Les chiffres n’ont plus de sens. Les écarts traduisent la brutalité d’un affolement plutôt qu’une évolution intelligible. Les constructions financières apparaissent comme une spéculation dépourvue de morale et surtout de fil conducteur. Dans ce chaos, le tangible, le vrai, le beau, le solide, l’authentique, le futuriste, le décalé, le conceptuel, le génial apparaissent comme les nouvelles valeurs refuges rassurantes et pérennes.

Si s’effondre la « splendeur » d’une place financière, subsiste le rayonnement durable et fort d’une oeuvre, d’un moment, d’un site, ainsi que la perfection magique et surnaturelle d’une création, la vérité lumineuse et cruelle d’un cri artistique parfois violent.

La culture donne des repères. Elle est l’alliance rare entre l’immatériel et le matériel, la fécondation de la matière par l’esprit. Même si un geste artistique est parfois fragile et éphémère, une fulgurance géniale et fugace, le choc esthétique qu’il engendre, imprègne durablement la mémoire. Il provoque la conscience. Il génère l’être.

La culture permet tout à la fois l’enracinement, l’harmonie et le dépassement total de soi. Le respect de l’histoire, du sol, de la tradition, mais aussi la force de créer, la capacité d’imaginer, la griserie de rêver, l’envie d’ailleurs. L’intelligence de la complexité. L’amour du monde et de la diversité. C’est faire le lien entre le passé et l’avenir. C’est comprendre. Comprendre les autres. Se connaître soi-même. Apprivoiser les différences.

L’art est une exigence, une métamorphose, un voyage. C’est également une fondation, un ancrage, une signature. Une réconciliation entre le « soi » et « l’autre ».
Lorsque les constructions humaines artificielles et précaires deviennent des ruines et des décombres, l’architecture, le patrimoine, le spectacle vivant, les arts plastiques, l’écrit, le son, la lumière, l’image, le film sont de puissants vecteurs de confiance, de ressourcement qui créent l’élan, génèrent la dynamique, rétablissent l’unité intérieure. L’homme devient riche de son regard, heureux de sa sensation, apte à embrasser le monde. Il devient universel, frère, disciple. Ou contradicteur par devoir et par passion légitimes.

Même s’il est conçu dans la pauvreté, le dénuement et la précarité, l’acte artistique est une richesse et une valeur plus puissantes et incarnées qu’une réussite financière fugace et éphémère.

La culture ne saurait se réduire à une élégance, un divertissement, une angoisse ou une ivresse. Elle est la marque d’une époque, le reflet d’une terre, le soleil d’une main et d’un cerveau. Elle est la transfiguration de la matière, la sublimation d’un projet. L’horizon d’une idée. Elle est un phare d’autant plus puissant et protecteur, que les océans de la folie humaine sont déchaînés et destructeurs.

La culture est l’investissement de l’avenir, l’équilibre et la célébration du présent, l’humilité de l’histoire et de la chaîne du temps, la transformation du fugace en permanence du génie et du savoir-faire. Pour la France, la culture est notre chance, notre vocation, notre solidité et notre destin. Notre horizon.

Tous les diseurs de bonne aventure économique et financière devraient descendre de leur superbe et de leur mépris, en comprenant enfin qu’avant d’être une dépense, une extravagance ou le caprice du prince, la culture est notre stratégie, notre trésor de guerre, notre nouvelle frontière. Face à la myopie, à la caricature et à la choquante désinvolture, rétablissons la vérité. Osons montrer le réel. Chiffrons l’inchiffrable, sans tout financiariser pour autant. Décrétons l’urgence. Garantissons par-là même notre survie, notre épopée, notre renaissance. Notre avenir concret. Aujourd’hui et demain.

La culture est une promesse de richesses, une source d’attractivité(s), d’emplois, un rêve tangible. C’est une priorité pour qui sait enfin ouvrir les yeux, voir et comprendre que dans la fureur du monde, l’harmonie qu’elle diffuse et le progrès qu’elle génère sont des valeurs plus puissantes que les jeux d’écriture financière aux improvisations tragiques et à la « poésie » mortifère… La culture n’est pas un opium, un luxe, une futilité. Elle est un réflexe lucide, une performance orchestrée.

Oser parler, dans une même dynamique, de culture et de croissance, de patrimoine et de création, d’archéologie et de numérique, de fièvre de l’esprit et d’économie politique, des citoyens et des artistes, de gratuité et d’argent, d’intemporalité et de nouvelles technologies, de marché et d’indépendants, de liberté d’esprit et de métiers, c’est le défi du Forum d’Avignon, destiné à ouvrir un espace de dialogue fécond et décloisonné entre le monde culturel et artistique, le monde économique et le monde politique. C’est un acte de mobilisation politique, de prise de conscience. C’est le lancement d’une offensive pacifique, humaniste, volontariste. Face à la crise, la culture !

Article paru dans le journal Le Monde du 15 novembre 2008 co-écrit par : Jean-Jacques Annaud, Laurent Benzoni, Mats Carduner, Emmanuel Chain, Hervé Digne, Renaud Donnedieu de Vabres, Axel Ganz, Emmanuel Hoog, Alain Kouck, Véronique Morali, Pascal Rogard, Nicolas Seydoux.

Le Monde



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