Salariés cultivés, entreprises florissantes

Quand les outils et les solutions formatés s’essoufflent, un détour par l’art ou les sciences humaines aide à repenser la complexité du monde et à doper la capacité innovante des entreprises.

Culture commerciale, culture financière, culture du cash, culture d’entreprise ou « corporate », le mot culture est décliné à tous les niveaux de l’entreprise. Pour autant, qu’a-t-il à voir avec la culture générale ? « Compte tenu du prestige qu’on lui accorde, l’entreprise décline ce mot à toutes les sauces », constate Mohed Altrad, PDG du groupe Altrad (matériel d’échafaudage, 2.805 personnes). « On aurait toutefois tort de penser que culture économique et culture générale sont étrangères l’une à l’autre », poursuit ce patron, également auteur de quatre romans. La raison ? Par temps de crise, quand tout le monde s’appuie sur les mêmes techniques et des schémas de pensée similaires, la différence compétitive se joue sur la culture générale et l’intelligence des situations.

Du coup, multiplier les connaissances extraprofessionnelles rend plus intelligible la complexité d’un marché, et donne le recul nécessaire pour appréhender des questions éthiques ou des relations sociales difficiles. Que la médiation passe par de classiques références historiques, littéraires, philosophiques, voire gastronomiques et oenologiques, ou bien par d’autres – moins orthodoxes – comme la culture manga, la musique rock ou les séries télévisées américaines. De toute évidence, les grands patrons français ne sont pas sur la même longueur d’ondes que cette célèbre éditorialiste anglo-saxonne, qui estime « plaisant » qu’un dirigeant d’entreprise soit cultivé, « dans la mesure où on peut l’avoir pour voisin de table lors d’un dîner ». De Michel Pébereau à Bertrand Collomb en passant par Anne Lauvergeon ou Denis Kessler, nombre d’entre eux accordent de l’importance à la médiation de la culture pour mieux décrypter l’environnement économique. Et ce n’est pas l’apanage des plus diplômés. Sans formation initiale spécifique, Serge Papin, le PDG de Système U, cite désormais René Char dans ses interviews, et se délecte de la lecture des Confessions de saint-augustin. Pour son propre plaisir mais aussi pour mieux rivaliser avec Leclerc et son président surdiplômé.

Sortir du cadre professionnel
Bien évidemment, dans les milieux d’affaires, priorité reste donnée à la valorisation des savoirs techniques, assortie d’exigences de rentabilité rapide. Mais puisque « les outils ne résolvent pas tout, et qu’il est des situations pour lesquelles il n’existe pas d’outils », souligne le sociologue Jean-Pierre Le Goff, les slogans managériaux invitent régulièrement managers et salariés à « sortir du cadre » professionnel. « La culture générale est alors un élément de décodage, de décryptage, de compréhension et d’analyse : le Gaffiot de leur environnement ! » insiste Jean-Luc Placet, président du cabinet IDRH et membre du conseil exécutif du Medef. Même dans leur travail quotidien, un nombre grandissant de professionnels gagnent à afficher une personnalité balancée entre un savoir-faire technique et des intérêts personnels. C’est, ici, un directeur de division qui multiplie les références à la bande dessinée. Une déveine pour ceux, dans son équipe, qui n’ont lu ni Hergé ni Franquin, mais une complicité assurée avec son supérieur hiérarchique, tintinophile comme lui. Là, c’est un directeur commercial qui décroche un gros contrat après une discussion passionnée sur René Girard. « Ce sont des détours dont chacun fait son miel, avec un retour positif vers l’entreprise si on sait les gérer », explique Jacques Chaize, président de Danfoss Water Controls (industrie du chauffage) et de l’Association progrès du management. Briser la glace avec un bon mot, dénouer une situation à coup de références littéraires ou partager une passion pour le rugby avec un client s’avère de plus en plus payant. « Ma passion pour l’oenologie m’aide à nouer de nouveaux contacts », confirme Olivier de Cointet, principal chez Booz & Company, et président de Pluris Millésimes, un club européen d’amateurs de vins.

Problème : par pudeur, par peur de desservir leur image professionnelle ou bien, faute de la culture nécessaire, des dirigeants, managers ou simples salariés restent encore nombreux à limiter leurs raisonnements aux seuls aspects techniques. « Compenser un manque de curiosité est toujours difficile », reconnaît Jacky Lintignat, directeur général de KPMG, un cabinet d’audit et de conseil qui propose des « modules d’ouverture » à ses hauts potentiels – majoritairement diplômés de grandes écoles – pour ne pas les laisser se cantonner dans un rôle de « supertechniciens de la comptabilité ». Il n’empêche. Le niveau culturel baisse, au dire de beaucoup, et ce phénomène n’épargne pas l’entreprise. Appréciés pour leur ouverture internationale et leur parfaite maîtrise des outils informatiques et multimédias, les jeunes diplômés afficheraient « des lacunes considérables en matière artistique, historique, religieuse ou politique, y compris chez les cadres de bon niveau », d’après Henri de Castries, le président du directoire d’AXA. Mais il n’y a pas que les jeunes. Tout le monde ne suit pas ce dirigeant, qui puise dans la littérature du XIXe siècle pour décrire certains comportements humains. Or, plus on monte dans la hiérarchie, plus les enjeux portent sur le sens et le relationnel.

Prime à la curiosité
« Chercher à promouvoir la culture générale en entreprise ne doit toutefois pas servir de prétexte à reproduire un univers social et culturel qui appartient à une génération ou à une couche spécifique de la société », avertit Frédéric Mion, secrétaire général du Groupe Canal+. Selon ce normalien, énarque et diplômé de Princeton (Etats-Unis), une culture générale définie de façon trop limitée aurait un caractère « figé, nocif, délétère ». « Elle fossiliserait les modes de pensée au lieu d’encourager la curiosité ». S’il n’est pas question de remettre au goût du jour les humanités des années 1950, prime doit être donnée à la capacité d’adaptation et à la curiosité. L’Internet, bien utilisé, peut aider. Il doit tout à la fois autoriser Facebook, informer sur la caste indienne des Marwari dont est issu Lakshmi Mittal, le PDG d’ArcelorMittal, ou encore permettre de visionner un tableau de Vermeer ou de Rothko. Des entreprises s’adressent aussi à Eugénie Vegleris, une philosophe consultante, à la société culture & sens, ou à Barbara Albasio, chez Sensi, pour aviver la curiosité intellectuelle et la créativité des salariés. Le détour par l’art, en particulier, est de loin le plus apprécié. « Les dirigeants devraient se laisser titiller par l’art contemporain pour voir et repérer ce qui se passe. Car, quelle que soit l’époque, l’art reste le principal émetteur de signaux faibles de l’environnement », assure Hélène Mugnier, consultante Art & Management. Si le temps de promouvoir la culture générale au rang de valeur d’entreprise n’est pas encore venu (Groupe Altrad possède toutefois une charte d’entreprise originale), les milieux d’affaires ont néanmoins tout à gagner à réserver un rang honorable à cette valeur nommée « esprit », orientée souvent à la baisse et chère à Paul Valéry.

Article de Muriel Jasor « Salariés cultivés, entreprises florissantes » dans Les Echos du 29 avril 2009. A lire sur la même page, une excellente interview de Denis Kessler, PDG de Scor.

Les Echos



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