Les architectes en font-ils trop ?

La fréquence et l’intensité des débats et des polémiques suscités par l’architecture contemporaine pourraient occulter le fait que ces querelles sont bien plus anciennes qu’on ne le croit et qu’elles remontent sans doute… aux origines de l’architecture, ou presque, tant l’art de bâtir s’est tout de suite distingué des autres champs d’expression artistique par son caractère permanent. La pierre a souvent mieux résisté au temps que la peinture ou la sculpture, par exemple, et ceux qui, dès l’Antiquité, ordonnaient la construction d’un bâtiment avaient souvent la volonté de l’inscrire dans un paysage pour l’éternité. Il ne faut pas oublier non plus que ces constructions prestigieuses, destinées à conserver et à afficher la mémoire d’un roi ou d’une communauté (ville, corporation, ou plus tard ordre religieux), sont toujours le reflet d’une histoire, d’une idéologie que l’architecte doit traduire dans les pierres. Les oeuvres de l’architecture dignes de transmettre le souvenir aux générations futures seront d’ailleurs appelées monuments (du latin “monere”, avertir, commémorer).

Aux temps de l’Antiquité grecque, toutefois, on ne se serait sans doute pas demandé si les “architectes en faisaient trop”, et ce au moins pour deux raisons. La première est que l’architecte était loin d’avoir le statut qu’il a aujourd’hui dans la société : quelques noms nous sont parvenus, mais la plupart du temps, on considérait que le véritable “auteur” d’une construction était son commanditaire. Au Moyen Âge, on parlera de “docteurs en pierres”, mais c’est surtout à partir de la Renaissance que les architectes commenceront à conquérir une véritable reconnaissance. La seconde raison est que les hommes de l’Antiquité attendaient justement de l’architecture monumentale qu’elle soit spectaculaire, grandiose, impressionnante, comme en témoigne encore les sept merveilles du monde, parmi lesquelles cinq sont des merveilles architecturales (les pyramides d’Égypte, le temple d’Artémise à Éphèse, la bibliothèque d’Alexandrie, le mausolée d’Halicarnasse et les jardins suspendus de Babylone). On pourrait donc dire que les lointains ancêtres de nos architectes avaient déjà pour mission d’étonner et d’inventer; quittes à choquer…

Il reste que toute l’histoire de l’architecture est tissée de légendes et d’anecdotes qui font alterner le génie de l’architecte, ses dons de visionnaire, avec au contraire sa folie, sa démesure, que l’on pense à Michel Ange dans la Rome du XVIIe siècle, Bernin, un siècle plus tard, ou, plus près de nous, Le Corbusier… Pensons aussi à Gustave Eiffel, qui, présentant le projet de sa tour en 1889, essuya une attaque en règle des artistes les plus renommés de son époque, qui écrivirent : “Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu’ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l’art et de l’histoire française menacés, contre l’érection, en plein coeur de notre capitale, de l’inutile et monstrueuse tour Eiffel que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d’esprit de justice a déjà baptisée du nom de Tour de Babel”. L’audace n’est pas toujours du côté où on l’attend…

Ce qui a changé aujourd’hui, c’est que l’architecture est devenue un véritable fait de société, alors que pendant des siècles, elle était le domaine réservé d’une élite qui se souciait peu de l’avis du plus grand nombre. Les usagers des bâtiments publics, les riverains d’une nouvelle construction, les défenseurs de la nature ou du patrimoine ont pris l’habitude de se constituer en associations dont les moyens d’action sont loin d’être négligeables. Certains grands aménagements urbains de l’après-guerre et des années soixante, considérés aujourd’hui unanimement comme des ratages, ont peut-être fortifié ce désir citoyen de se mêler d’architecture, car il en va du cadre de vie d’aujourd’hui et du patrimoine de demain.

Plus que jamais, les architectes, quant à eux, sont pris entre deux feux. D’un côté, ils n’ont sans doute jamais été si célébrés, exposés, parfois adulés, et une quinzaine d’agences internationales (parmi lesquelles Frank O. Gehry, Jean Nouvel, Zaha Hadid, Tadao Ando, Renzo Piano, etc.) règnent sur un monde en mal d’image et de célébrité qui s’arrache leurs réalisations, mais surtout leurs noms. Côté ombre, c’est le fracas des grands ensembles que l’on dynamite et qui ouvre la porte aux critiques les plus virulentes sur l’irresponsabilité des architectes, leurs bâtiments impossibles à habiter et qui se dégradent à peine livrés. On leur reproche souvent de sacrifier le bon sens au plaisir égoïste du geste architectural.

Génies ou criminels, les architectes ne seraient-ils pas, finalement, les boucs émissaires d’une société qui hésite souvent entre tradition et modernité, qui veut aller de l’avant mais ne pas prendre de risque ? Il ne faut pas oublier, en tout cas, que, comme par le passé, les architectes ne sont jamais les seuls décisionnaires, et l’édification d’un nouveau bâtiment implique bien d’autres acteurs, qui, peut-être, en veulent un peu trop…



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