On est toujours le barbare de quelqu’un ou, pour le dire avec Montaigne, “chacun appelle barbarie ce qui n’est pas dans son usage”. Mais à partir de quel moment, de quel seuil d’incommunicabilité ou de différence, celui qui paraît autre devient radicalement différent de soi ? Dans toutes les sociétés humaines, on peut se percevoir comme similaire ou différent d’autrui, bien qu’à des degrés et des intensités variables. Toute société est formée par des différences culturelles en son sein (des différences de classe, de sexe, de “race”, générationnelles, des cultures d’organisation, des cultures de terroir).

Mais ces différences ne deviennent significatives que là où elles instituent de véritables frontières, là où elles posent un problème de traduction et de communication, y compris au sein de la même communauté langagière, et là où les individus sont obligés de se positionner par rapport à elles.

À partir de quel moment, donc, une culture différente de la nôtre nous semble-t-elle totalement étrangère à la nôtre ? Et comment maîtrise-t-on ou réélabore-t-on cette altérité ? Peut-on, à travers la science sociale, nous découvrir similaires tout en étant radicalement différents ? Voici les questionnements complexes qui sont contenus dans la grande question, presque existentielle, “peut-on comprendre une culture différente de la nôtre ?”. Derrière eux, guette l’histoire d’une discipline qui en a fait son noyau central : l’anthropologie. En analysant notre rapport presque immémorial aux “barbares” de toute époque et de tout espace, puis aux cultures indigènes découvertes avec la colonisation, l’anthropologie a pointé quelque chose de fondamental. L’altérité culturelle, y compris lorsqu’elle est gérée par le massacre, la colonisation ou l’invisibilisation, pose toujours un problème d’identité à celui qui la constitue en frontière. C’est pourquoi le colonisé est souvent nié dans sa culture ; pour éviter que celle-ci mette en cause la culture du colonisateur, et la questionne dans ses certitudes fondamentales.

Et pourtant, à observer l’histoire des rapports plurimillenaires entre “nous” et les “autres”, des interstices de compréhension voient le jour. Les sophistes grecs, philosophes itinérants, furent les seuls fondateurs de la philosophie à insister sur l’importance de comprendre les “barbares” (littéralement les “non Grecs”) dans leur culture propre, afin de déconstruire l’idée que la vérité “appartenait” seulement aux Grecs. “Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà” eût dit Pascal deux millénaires plus tard… Sous la Renaissance, les humanistes collectionnent, dans leurs cabinets de curiosités, des objets indigènes rapportés par les explorateurs qui, parfois, au prix de quelques incompréhensions avec les indigènes y laissent leur vie. Ils les mettent alors aux côtés des livres des Anciens, en indiquant que pour eux ils ont une même valeur symbolique. D’autres clercs, comme Bartolomé de Las Casas en 1550, déplorent le génocide et l’ethnocide des cultures indigènes, en défendant l’idée que les indigènes, tout en étant différents, sont dotés comme nous d’une âme.

C’est sur la base de cette expérience historique de l’altérité que s’est constituée l’anthropologie. Celle-ci s’est fondée sur l’idée que l’humanité, tout en étant “une”, est traversée de différences multiples. En un siècle, plusieurs paradigmes ont permis à l’anthropologie d’appréhender ces différences culturelles : le premier a été l’ethnocentrisme, qui a relayé le paradigme colonial de la supériorité du colonisateur (en tant que civilisateur) sur le colonisé (en tant qu’être à civiliser) ; le deuxième a été le différentialisme, qui a pris au sérieux l’idée que les cultures humaines sont différentes les unes des autres, dans l’espace et dans le temps ; le troisième, dont nous venons de sortir, est l’universalisme, à savoir l’idée que nous pouvons nous comprendre les uns les autres, précisément car nous disposons tous des mêmes structures mentales et culturelles. Cette proposition, au principe du structuralisme levi-straussien, est en passe d’être dépassée aujourd’hui par des approches novatrices qui analysent les pratiques de “traduction culturelle” au quotidien. Des activités très anodines, comme un combat de coqs à Bali, peuvent ainsi devenir des scènes d’interaction entre deux cultures, celle de l’anthropologue qui observe les “autres” et celle des “autres” qui observent en retour l’anthropologue. Nous dépassons peu à peu l’opposition binaire entre celui qui comprend et celui qui est compris, entre “nous” et “l’autre” : dans une sorte de gigantesque inversion du regard anthropologique, l’autre nous comprend en même temps que nous cherchons à le comprendre.

Cette idée montre l’intérêt profond de l’anthropologie aujourd’hui. Car les différences culturelles ne sont pas situées dans un temps ou un espace lointain, à l’époque de la colonisation ou dans des planètes sauvages à mille lieues de chez nous. Avec l’occidentalisation du monde et l’extinction des cultures indigènes à partir des années 1980, l’anthropologie a changé d’objet. Elle nous apprend désormais à revenir sur ce qui se joue dans l’activité même de compréhension de l’autre : se penser, à l’aide de l’autre, comme autre que soi-même ; chercher à comprendre l’autre, là où il nous étonne et nous paraît radicalement différent de nous, tout en sachant que l’étonnement est partagé et que l’autre ne cesse de faire de même avec nous. L’anthropologie est un “sport de l’altérité” dans les sociétés humaines, du passé et du présent, d’ici et d’ailleurs.

 



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