Le terme de bonheur désigne souvent l’idée de la satisfaction de tous les désirs. Mais cette satisfaction, de quoi dépend-elle ? Le radical “heur” du mot bonheur renvoie au latin augurium, qui désigne les oracles statuant sur les décisions de la chance. Le bonheur, ce serait donc “la bonne fortune” et il dépendrait entièrement de la chance. Or, qu’est-ce que la chance ? Le mot chance vient du latin cadere, qui signifie “tomber”. La chance, c’est 1/ la manière dont les dés tombent, la manière fortuite dont les choses sont ou se produisent, et 2/ la puissance extérieure à l’homme qui détermine cette manière. Poser la question “le bonheur est-il une question de chance ?” revient donc à affronter le problème de savoir si l’homme a le pouvoir d’agir sur sa propre existence, ou si ce pouvoir est le privilège d’une force extérieure qu’on appelle communément la chance. Deux solutions s’affrontent sur ce point. Les volontaristes disent : le bonheur est l’œuvre ou le chef-d’œuvre d’un art humain, l’art de se rendre heureux. Les pessimistes et les sceptiques rétorquent : l’homme ne peut pas agir sur son existence et les événements qui composent celle-ci lui arrivent de l’extérieur.

Mais, même si on accorde que sur le principe, l’homme est capable d’agir sur son existence et que le bonheur est son œuvre, on peut quand même se demander à quel degré il est capable de transformer ses conditions de vie ? Cette capacité à agir est-elle infinie ou finie ? Et si le pouvoir de l’homme est fini, la condition humaine n’est-elle pas caractérisée, non pas par le bonheur, mais par l’insatisfaction ? Ce qu’on peut accorder aux sceptiques, c’est le poids de la chance. Nos conditions de vie telles qu’elles nous sont données sont entièrement déterminées par la chance et ces conditions sont objectivement favorables ou défavorables à la réalisation de nos désirs. La chance fournit la matière de la vie heureuse ou malheureuse, c’est-à-dire les conditions de la vie heureuse ou malheureuse telles qu’elles sont données.

Devant un tel poids de la chance, quelles décisions faut-il prendre ? Une décision légitime consiste à ne pas chercher à satisfaire tous ses désirs. Puisqu’il est des choses qui ne dépendent pas de nous, il faut éviter de chercher à satisfaire les désirs concernant ces choses. C’est ce que prônent deux écoles de sagesse hellénistiques, l’épicurienne et la stoïcienne. On peut soit ne désirer que les objets de nos besoins, c’est-à-dire les désirs naturels et nécessaires (manger, boire, dormir, etc.) selon les termes d’Epicure ; soit ne désirer que ce qui dépend entièrement de nous, ainsi que le font les Stoïciens, à savoir nos propres pensées. Une autre décision légitime consiste à ne pas chercher la satisfaction de ses désirs, mais la moralité, car il ne dépend que de nous d’agir par devoir et de nous rendre ainsi plus vertueux. Le sens ultime de la vie humaine n’est plus alors le bonheur, mais la vertu.

dés-modif1Mais soutenir que le bonheur n’est qu’une question de chance et qu’il ne dépend d’aucune capacité humaine à se rendre heureux reviendrait à dire que l’homme ne peut pas agir sur la réalité. Or, même si la puissance humaine ne réussit pas toujours à s’opposer à la force contraignante de la réalité, l’homme ne parvient-il pas souvent à triompher de l’adversité ?

Le bonheur dépend donc aussi de la capacité humaine à agir sur le réel et, plus précisément, de la faculté d’utiliser les dons du sort en vue du bonheur. Les philosophes nomment “prudence” cette capacité à trans-former les conditions de vie données par le sort en conditions heureuses, la capacité de donner une forme heureuse à la matière fournie par la chance. La réponse à notre question initiale est donc : le bonheur dépend de la chance quant à sa matière, mais de la prudence quant à sa forme. On a tendance à dire que, pour pouvoir se rendre heureux, l’homme prudent doit triompher du sort. En fait, le sort n’est pas l’adversaire de la prudence mais son auxiliaire. L’homme heureux est celui qui a su utiliser les dons du sort à son avantage. Devant notre capacité à transformer le monde, il faut décider de refuser l’idéal d’autosuffisance consistant à se retirer du monde.

Pourtant, si dans son essence le bonheur est l’œuvre de la capacité à agir, son existence est problématique en raison des limites de notre pouvoir de transformation du réel. L’insatisfaction est donc nécessaire. Le philosophe Alain écrit : il y a “l’avenir qui se fait et l’avenir qu’on fait” et “au sujet de l’avenir qui se fait, comme orage ou éclipse, il ne sert à rien d’espérer, il faut savoir, et observer avec des yeux secs”.

Il faut aussi apprendre à jouir des moments de bonheur lorsqu’ils se présentent. Le philosophe Pascal écrit : “Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent (…) Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais”. Dans ce sens, le bonheur est une certaine qualité d’attention au présent. Devant l’impossibilité du bonheur au sens de la satisfaction parfaite, on peut se tourner vers d’autres définitions du bonheur, où celui-ci n’a rien à voir avec le hasard : non pas la capacité de réaliser ses désirs mais la faculté d’endurer la souffrance (Alain), la capacité à jouir intensément des biens que nous possédons lorsque nous les possédons (Pascal), la confiance dans l’avenir…



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