On m’a donné un rendez-vous. La personne est en retard et ne donne pas de nouvelles. Le temps passe lentement, il est “long”, comme on dit. Étrange manière, d’ailleurs, que de définir le temps par une mesure spatiale. Mais qu’entends-t-on par là ? Que la conscience que nous avons du temps le modifie. Que le fait d’attendre change le temps qui passe. Il ne “passe” plus, il reste. Il s’étire de plus en plus au fur et à mesure de mon attente. Mon présent est tout entier tendu vers le futur, et n’a plus de qualité propre. Il s’alourdit du poids de mon avenir.
Je m’ennuie. Pourtant, de multiples activités s’offrent à moi. Mais je n’arrive pas à m’y intéresser. Tel Anna Karina dans Pierrot le fou, je ne sais pas quoi faire, car tout ce que je peux faire n’offre rien de nouveau par rapport à ce qui a déjà été. Tout ce que je fais me semble n’être qu’une répétition de ce qui a déjà eu lieu. Le temps me semble tout aussi long que lors de l’attente, non plus parce qu’il s’étend vers l’avenir, mais parce qu’il retient le passé.
Entre ces deux extrêmes, qui se rejoignent par la manière dont ce que je vis au présent disparaît derrière ce qui n’est plus ou qui n’est pas encore, la vie humaine cherche à se retrouver à travers l’activité, le travail ou le loisir. Mais, ces deux manières de remplir le temps ne sont-elles pas deux faces d’une seule et même chose, le “divertissement” dont parle Pascal dans ses Pensées, qui a pour but d’oublier notre finitude en s’attachant à l’instant présent ? A l’opposé du long présent de l’attente et de l’ennui, n’y aurait-il pas un présent court, qui vise à être instantané pour répondre à la célèbre maxime épicurienne d’Horace, “carpe diem” : cueille le jour présent sans te préoccuper de l’avenir ni du passé ? Rétrécir le temps jusqu’à ce qu’il nous manque, voilà le sens de l’action humaine : sans passé ni présent, le temps disparaît.
Mais un tel oubli du temps est-il souhaitable ? Le problème est que la nature du temps semble constamment nous échapper. “Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas”, nous dit Saint Augustin dans ses Confessions. C’est que, si nous cherchons à le saisir dans le présent, il disparaît dans un instant sans consistance. Si nous jetons un regard vers le passé, il n’est plus ; si nous visons le futur, il n’est pas encore. C’est plutôt dans la relation entre ces trois temps que le temps existe. Telle une mélodie dont la note que j’émets n’a de qualité que par rapport à celles qui ont déjà été chantées et à celles qui vont l’être, mon présent ne peut exister que lourd du passé et tendu vers l’avenir.
Le temps se situe donc dans mon âme, pour parler comme Augustin, ou dans ma conscience si on préfère les termes modernes. Il n’est nulle part ailleurs. Il est une “distension de l’âme” entre ses trois temps. Tendue vers le futur, elle crée les signes de ce que j’attends : je vois le retardataire arriver alors même qu’il n’est pas présent. Tendue vers le passé, elle montre les images des expériences que j’ai déjà vécues : ces images m’empêchent même parfois de saisir la nouveauté des choses. L’attention au présent est ce qui fait passer ce qui sera vers ce qui a été.
Pourquoi le sentiment du temps qui passe est-il donc si douloureux ? Pourquoi le simple spectacle de la durée de notre conscience n’est-il pas gratifiant, et se décrit-il toujours par ces expériences négatives que sont l’ennui et l’attente ? Le fait que notre être est temporel montre son absence de stabilité, sa faiblesse vis-à-vis de l’éternité étant ressentie comme une faille, un manque. Dès lors il faut le combler, agir, pour se réaliser. Mais si cela est souvent effectué avec une sorte de frénésie inconsciente qui vise à oublier le temps qui passe, nous pouvons aussi sentir l’étendue du temps, apprécier les qualités que l’appel du passé et l’attente de l’avenir donnent à notre présent. N’est-ce pas le signe de notre humanité que de sentir le temps passer, plutôt que de chercher à passer le temps ?



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