Un candidat à une élection devra se garder de commencer par affirmer à ses potentiels électeurs : “votez pour moi, car je suis meilleur que vous !” ; quitte à cacher son véritable avis, il aurait plutôt tendance à dire : “je suis comme vous !”. La proximité avec le peuple, réelle ou feinte, est en effet un argument de campagne courant : les individus auraient pour ambition d’être représentés par un des leurs, plus à même de comprendre leurs difficultés et donc de les résoudre. Cependant, même s’il peut être immédiatement séduit par ce type de discours, l’électeur ne peut s’empêcher de se dire que la personne qui lui ressemble le plus n’est peut-être pas la mieux placée pour gouverner, et que son suffrage devrait plutôt être donné à celui qui a le plus de valeur.

L’électeur se trouve alors enfermé dans le paradoxe constitutif de la représentation politique moderne : je n’élis pas seulement un dirigeant, mais un représentant ; il faut donc à la fois qu’il se distingue de moi et qu’il soit comme moi. Comment comprendre cette ambiguïté ? La complexité même du terme de “représentation” permet de la préciser : elle est à la fois l’image de ce qui est absent (une représentation mentale), ce qui rend visible (une représentation théâtrale) et ce qui se tient à la place de quelqu’un (le député pour sa circonscription). Ces trois sens se retrouvent dans la personne de l’élu : il parle au nom de ceux qui ne sont pas présent, et les rend par là-même audibles. Mais dès lors, ne doit-il pas se contenter d’être leur porte-parole ?

La question classique du mandat impératif révèle les difficultés de cette position simple : si vous réduisez votre élu à répéter ce que vous avez décidé, il ne peut pas s’adapter aux circonstances changeantes, il ne peut pas délibérer avec d’autres, bref il ne peut pas faire, au sens fort, de politique. Inversement, si vous lui donnez un mandat représentatif totalement libre, vous ne faites que vous rendre esclave de ses décisions jusqu’aux prochaines élections. Comme le disait Rousseau dans Du Contrat social : “à l’instant qu’un peuple se donne des Représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus.” Trop de différence tue la représentation aussi sûrement que trop de ressemblance…

Par Richard Ying et Tangui Morlier — Travail personnel, CC BY-SA 3.0

Par Richard Ying et Tangui Morlier — Travail personnel, CC BY-SA 3.0

Peut-être que la relation entre le peuple et ses représentants est si obscure que parce qu’elle est biaisée dès le départ : autant l’on peut saisir la personne du parlementaire ou du président, autant le “peuple” est une notion très abstraite. Si un candidat me dit qu’il est comme moi, de quel « moi » parle-t-il vraiment ? Puis-je m’identifier à un groupe aussi abstrait que l’ensemble d’une nation ? Au fond, c’est peut-être parce que j’ai un représentant que j’ai une existence en tant que membre d’un peuple et pas seulement comme individu : ce n’est donc pas les élus qui ressemblent au peuple, mais le peuple à ses élus ! C’est le sens de la thèse classique de Hobbes sur ce “Léviathan” qu’est l’État : un homme constitué de tous les autres, qui crée la volonté commune par sa volonté propre.

Si le peuple n’est peuple que par ses représentants, ceux-ci portent donc sur leurs épaules tout le poids de l’intérêt général. Or il est difficile, pour un individu, de laisser vertueusement de côté sa volonté particulière… Ce risque, sur lequel insiste Rousseau, est celui d’une démocratie représentative qui a abandonné l’idée de produire un  bien commun qui concerne tout le monde : chaque individu délègue la charge publique à ceux qu’il en juge dignes, et profite de l’usage de sa liberté privée. On peut regretter cette disparition de l’idéal de la cité antique, mais ne peut-on pas, comme Benjamin Constant, s’en féliciter et y avoir une libération de chacun ?

Ce serait possible si les individus s’en contentaient… C’était peut-être le cas aux débuts de cette forme de gouvernement, quand le suffrage censitaire permettait aux électeurs de se sentir proches de leurs dirigeants, mais le suffrage universel distend ce lien : certes, nous voulons être dirigés par les meilleurs, mais nous refusons toute aristocratie et exigeons que les meilleurs soient aussi des nôtres ! La défiance vis-à-vis des représentants, constitutive de la fameuse « crise de la représentation » qui dure depuis le XIXème siècle, montre que les individus veulent pouvoir s’identifier à leurs élus, et qu’ils sont déçus à la fois de constater qu’ils sont dans un autre monde que le leur, mais aussi qu’ils sont des hommes comme eux, avec leurs passions et leurs faiblesses… L’élu devrait être un homme parfait, vertueux, tout en restant à l’image de tous.

Cette attente contradictoire ne peut bien sûr pas être remplie, car elle repose sur une incompréhension du statut d’élu : de même que le peuple représenté n’existe que par ses représentants, ceux-ci se constituent à partir de leur relation au peuple. Bien que les partis politiques aient cherché à constituer un lien permanent entre certains groupes et les élus, on se rend compte que ce lien se détruit fréquemment, à chaque élection mais aussi à chaque nouvelle loi. Et si, tout simplement, élus et peuple, deux termes tout aussi abstraits l’un que l’autre, n’avaient de réalité que dans les débats, les conflits qui les opposent les uns aux autres, la discussion publique devenant le seul lieu possible de la représentation ? En ce sens, les élus sont des « gens comme les autres » parce qu’ils sont des égaux dans le débat public, mais aussi des « gens différents de nous » car ce sont eux qui proposent le contenu de ces débats et qui prennent la parole. L’élection ne serait plus alors le moment crucial de la représentation, mais un parmi tous ceux au cours desquels chaque individu construit sa volonté politique en relation (d’assentiment ou d’opposition) avec celle de ses représentants.



» A lire également dans même catégorie :