Comment sont nées les bonnes manières ?

“Ô Tempora ! Ô Mores !” (Ô temps ! Ô mœurs !) s’indignait Cicéron, il y a deux mille ans. S’il déplorait déjà le déclin des bonnes manières, c’est qu’elles sont anciennes. Mais d’où viennent-elles ? Pourquoi existent-elles ? Elles servent de feux rouges, de panneaux de signalisation aux échanges sociaux : elles servent à éviter que les désirs des uns se fracassent contre les perceptions des autres. Ou, dit autrement, si elles sont un lubrifiant, elles sont aussi un garde-fou, voire selon certains un carcan. Et elles sont encore la preuve des élégances et l’exhibition des vanités.


Dès que l’on tente de les classifier, puis de les comprendre, on trouve très vite l’opposition entre le social et le sociable. C’est-à-dire le conflit constant entre d’une part la présentation de soi – dans ses trois niveaux, l’identification en tant que membre du groupe, l’affirmation en tant que possesseur d’un statut reconnu, et la soumission en tant que participant à une hiérarchie acceptée – et d’autre part le souci d’autrui, qui passe par les pures formes de générosité et de protection des faibles, mais aussi par le respect des règles religieuses et, de manière très importante et qui inclut l’acuité du besoin de se différencier des animaux, par le contrôle des actions, des ingestions et des émissions du corps.

Et, n’en déplaise à notre anthropocentrisme, à notre moderne compréhension des contaminations microbiennes, nous serons alors obligés de constater (ainsi que le fit déjà Darwin) qu’une large part de l’origine des bonnes manières est à rechercher chez les animaux. Nous retrouverons chez eux les catégories que nous aurons précédemment isolées chez nous : identification, soumission ou affirmation ; ne pas outrepasser et ne pas déroger ; rassurer et intimider ; demander et recevoir ; émettre et ressentir ; montrer ses perceptions et émotions ou au contraire les dissimuler ; refuser et accepter ; affirmer la loi du groupe et donner la possibilité d’y revenir aux individus qui s’en écartent, etc. En revanche, les bonnes manières dues aux injonctions religieuses sont évidemment spécifiquement humaines.

Pour autant, ces bases, aussi essentielles soient-elles, ne suffisent pas à rendre compte du développement historique des bonnes manières, en particulier du rapport au corps personnel et au corps d’autrui, ni de l’universelle différence entre manières urbaines et manières paysannes, ou de la non moins universelle différence entre manières des élites et manières des masses. Ce sont ces différences qui ont permis aux historiens et aux analystes des bonnes manières de les déplier et de les cartographier. Deux universitaires ont principalement contribué à ceci, Pierre Bourdieu, dans son fascinant pavé La Distinction et Norbert Elias dans une demi-douzaine d’ouvrages.

Bourdieu a démontré que des phénomènes en apparence des plus individuels et des plus fantaisistes – les goûts et les choix dans les divertissements culturels – dépendent en fait étroitement du statut, de la classe sociale et des disponibilités en temps, en argent, et en apprentissages. Elias, lui, s’est attaché à la dissection de la société de cour, la cour de Louis XIV. Il a montré pourquoi et comment les nécessités politiques du projet louisquatorzien, – construire puis contrôler une cour faite de nobles vaniteux, remuants et au départ peu impressionnés par la majesté du roi – ont eues des conséquences précises sur l’autodiscipline du corps des courtisans : si, après Louis XIV, on est fier de dissimuler les entrants et les sortants du corps, rappelons qu’à douze ans, le jeune Louis se disputant avec son frère Philippe urine sans autre forme de procès sur le lit de ce dernier, lequel réplique par le même procédé. Le mémorialiste à qui nous devons cette vignette se choque visiblement plus du manque de contrôle de leurs émotions par les deux héritiers du trône, que du processus peu ragoûtant par lequel se marqua ce manque de contrôle. Norbert Elias s’est aussi penché sur la source la plus évidente de connaissance historique des bonnes manières, les manuels qui les enseignent, à commencer par le plus célèbre : la Civilité Puérile d’Erasme. Erasme, fustigeant l’habitude des dîneurs de se moucher dans leur main ou leur veste, recommande avec le plus grand sérieux et la plus grande autorité morale, de le faire dans la nappe.

Prenons un peu de recul en nous intéressant à la double tension interne à toutes les bonnes manières. Il y a en effet un conflit du social, la présentation de soi, et du sociable, le souci d’autrui, car cette tension est au cœur du débat actuel sur la permanence et la justification des bonnes manières. Les uns critiquent leur usage comme marqueur des hiérarchies (demandant par là même si ces hiérarchies sont encore justifiées), les autres condamnant l’abandon du souci d’autrui, mais se voyant accusés de ne le faire que pour maintenir les hiérarchies.

Les exemples concrets que nous avons donnés permettent de mieux saisir ces tensions : ainsi le petit doigt levé, si décrié aujourd’hui comme marqueur de hiérarchie fut d’abord un élément de souci d’autrui, à une époque où on mangeait avec ses doigts, on gardait en effet le petit doigt propre afin de se servir délicatement d’épices et de sel. Ou le sort réservé à cette pauvre princesse byzantine qui eut l’audace d’utiliser une fourchette dans les banquets de son époux le Doge de Venise, et qui, mourant peu après d’une maladie repoussante, se vit accusée d’avoir été ainsi punie par les cieux d’une préciosité si arrogante.



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