Comment voir le beau dans l’ordinaire ?

Voir le beau dans l’ordinaire est un courant qui nous vient de loin. Il est caractérisé par le réalisme, les scènes de genre, les natures mortes, le monde des humains et de leur entourage immédiat qui deviennent le sujet principal du tableau en lieu et place de la grande tradition noble de la peinture d’histoire et religieuse. C’est le petit peuple représenté dans sa vie de tous les jours autour des restes des repas…

L’antiquité est encore et toujours à la source de la représentation de la réalité ordinaire avec les grecs qui peignaient des natures mortes dont il ne reste que des traces romaines visibles aujourd’hui dans les fresques et mosaïques des trompes l’œil de Pompéi. Les romains raffolaient de ces vrais fragments de la vie quotidienne et Pline montre son admiration pour cet art qui déjà nous renvoyait à la fragilité humaine et la peur de la mort. Ce n’est toutefois qu’à partir du XIVè siècle, dans les manuscrits français et dans l’œuvre de Giotto, que l’on retrouve un intérêt pour la vie quotidienne,  peinte pour stimuler l’amour du chrétien pour la beauté du monde. Les artistes s’investiront avec bonheur dans ce nouveau type de représentation qui leur laissait plus de liberté.

Les flamands de la Renaissance sont moins attachés à la grande tradition antique, à la quête d’humanisme et à la recherche de la perspective. L’Europe voit la bourgeoisie commerçante prendre son essor. Ces marchands vont commander des retables où la dévotion sera stimulée par des images proches de la vie quotidienne. Robert Campin et Van Eyck, suivis notamment par Breughel et Bosch, grâce à la précision de leur pinceau, offrent au regard la beauté des outils d’un Saint Joseph, la transparence d’un vase ou la finesse d’un tressage d’osier dans des intérieurs soignés. Ils dépeignent les errements tragicomiques des humains et nous obligent, avec eux, à oser notre regard sur une humanité souffrante mais tellement réelle. Au même moment, en Italie, le grand précurseur de la Renaissance, Masaccio heurte notre regard et notre sensibilité par la franchise brutale et sans concession des corps nus et éplorés d’Adam et Eve chassés du paradis. Mais pour quel chef d’œuvre ! La pauvreté de notre condition humaine, le simple, l’ordinaire et le non noble sont désormais entrés dans l’art par la grande porte.

Le XVIIè siècle verra l’apogée de cette approche. Les scènes de genre et les natures mortes font triompher les sujets profanes et ordinaires. Caravage, en précurseur, impose après les sophistications maniéristes, une peinture naturelle, lumineuse et réaliste qu’une génération d’artistes de toute l’Europe va s’approprier pour proposer des chefs d’œuvre mondialement connus. Le bœuf écorché de Rembrandt, la dentellière de Vermeer, les nuits de Georges de la Tour du Louvre sont autant de méditations sur la vie sans artifice. Les natures mortes, dont les vanités sont un dérivé, sont aussi des réflexions spirituelles sur notre capacité à reconnaitre la beauté de ce monde, sa fragilité et la nécessité de l’admirer au quotidien car nul ne sait de quoi demain est fait. En France, cet art est relégué par les académies au rang de mineur et c’est au XVIIIème siècle, seulement, que Chardin lui redonnera, par sa poésie silencieuse, ses lettres de noblesse en suspendant dans le temps ces objets du quotidien.

Le XIXè siècle positiviste, réaliste, puis socialiste et politisée verra de nombreux artistes à travers toute l’Europe exploiter cette veine, justement réaliste, dans un esprit plus engagé qui finira par triompher face au sublime de la grande peinture académique, avec entre autre Courbet et Millet en France, Constable en Angleterre, Repine en Russie. Van Gogh et Cézanne nous ferons eux rentrer avec leurs modestes souliers ou pommes dans l’admiration simple des volumes et de la lumière quel que soit l’objet peint. Ils ouvrent la voie à un XXè siècle controversé et foisonnant où le trivial peint, deviendra une manière pour les artistes de s’opposer à la définition classique de l’art comme devant être beau. Picasso et Braque colleront des bouts de bois et des journaux sur leurs toiles poussant le cubisme à son maximum. Duchamp provoquera en nous proposant un urinoir en guise de fontaine. Warhol nous exaspérera avec ses dizaines de boites de conserves et peut-on encore qualifier d’œuvres d’art les statues en résines polymères de Duane Hanson ou de Ronald Mueck où le réalisme est poussé si loin que l’illusion devient totale. L’allemand Joseph Beuys nous insupporte avec la laideur de ses seaux en plastique, des ampoules électriques ou des vieux vêtements en feutre en refusant radicalement qu’une œuvre soit qualifiée comme art dans le sens traditionnel du thème car, après la période nazie, il refusait de rentrer en contact avec la beauté que l’on avait si impitoyablement pervertie.

L’art se mesure ainsi à l’aune de la vie de chaque artiste. Nos sensibilités et nos connaissances classiques de l’esthétique sont souvent battues en brèche par ces artistes qui peignent l’ordinaire. Les artistes d’aujourd’hui nous invitent à regarder et donc à penser différemment. Cet exercice est difficile, le potentiel subversif des œuvres n’a pas fini de nous dérouter pour finalement nous obliger à voir ce que l’on ne voit plus ou refuse de voir et à sortir de la facilité et du confort. A travers toutes ces expressions variées de l’antiquité à aujourd’hui, quelle que soit notre sensibilité, les artistes de la réalité ont voulu réveiller nos regards et nos sens pour nous aider à  reconnaitre le beau dans nos quotidiens. Chaque matériau, même le plus humble, peut être encensé. Ils nous apprennent, ainsi, à savoir apprécier le monde comme il est, pour mieux le vivre.



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2 Commentaires

  • Manon Potvin | 12 mars 2017à23:16

    Bonjour,

    Est-il possible de connaître le nom de l’auteur de cet article : comment voir le beau dans l’ordinaire?

    Bien à vous

    Manon Potvin

    • Alban Sarvonat | 13 mars 2017à15:10

      Bonjour,
      Le membre de notre équipe en charge de ce sujet est Elisabeth de la Tour.
      Bien à vous,