L’homme, maître ou esclave de la nature ?

Le mythe de Prométhée guide l’image que l’homme se fait de son rapport à la nature : ses manques constitutifs l’obligent à produire des outils, qui le conduisent à une maîtrise toujours plus grande de son environnement. Mais ce mythe prend un sens bien différent selon qu’on l’interprète avec un point de vue antique (l’art divin doit permettre à l’homme de s’insérer harmonieusement dans le cosmos) ou moderne (avec l’art l’homme devient l’égal des dieux et a pour vocation de dominer la nature). Le retournement moderne, lié à la révolution technico-scientifique du XVIIème siècle, a profondément modifié la relation entre l’homme et la nature, et par là aussi bien la définition de la nature que celle de l’homme.

Le mot d’ordre de notre époque est très précisément donné par Descartes : “nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature”. La conception moderne est ici présente toute entière : au moment où l’homme se rend compte qu’il n’est pas au centre du monde, que la nature n’est pas faite pour lui, il se place à l’origine du monde, il considère la nature comme une matière qu’il peut modeler à sa guise. La nature n’a plus de valeur en tant que telle, elle est un espace neutre, mesurable par les mathématiques et modifiable par la technique. Le but n’est pas tant de s’adapter à la nature que de s’y confronter. Une catastrophe naturelle n’est plus une fatalité divine, mais un événement auquel l’homme doit se préparer. Nous voyons aujourd’hui se poser la question “Qui est responsable ?”, comme si l’homme était, ou devait être, la cause de tout se qui se passe dans son monde.

La technique est alors conçue comme la pratique suprême de la raison humaine. Loin d’être une béquille qui masque nos faiblesses, elle est le moyen ultime de notre force. L’insistance mise par les encyclopédistes du XVIIIème siècle sur l’artisanat annonce le retournement de valeurs que la révolution industrielle va entériner : la compréhension théorique de la nature ne tire plus son intérêt d’elle-même, mais de ses conséquences pratiques. La nature n’est plus un objet à contempler, mais un matériau à modifier. L’homme est un “homo faber” avant d’être un “homo sapiens”. Qu’on voit, aujourd’hui, les difficultés auxquelles la recherche fondamentale est confrontée, faute de justifier par des applications techniques les moyens qu’elle engage ! La nature n’est plus la source des valeurs. C’est l’homme qui lui impose les siennes, de part une étrange utilisation du droit du plus fort

C’est à ce point de l’histoire humaine que nous sommes parvenus. Mais, devant nos yeux, et depuis à peu près un demi-siècle (si l’on veut une date précise, le 6 août 1945 : Hiroshima), s’opère un nouveau retournement. La technique, encensée auparavant comme source et fi n des progrès humains, se voit accabler de tous les maux de notre époque contemporaine. Les premières critiques insistaient sur l’absence de contrôle que l’homme possédait sur sa propre création. L’homme devenait l’esclave de l’instrument même de sa maîtrise sur la nature ! Marcuse montre de manière frappante ce danger : la raison technique ne cherche plus seulement à transformer la nature en outil, mais elle instrumentalise l’homme lui-même. Comment ne pas penser à l’homme-machine dépeint de manière si marquante par Chaplin dans Les Temps modernes ?

Mais ce n’est pas tout. Plus récemment encore, c’est au nom de la nature que la critique envers la technique se fait. Une certaine pensée écologiste, reprenant le lieu commun romantique sur la pureté de la nature face aux méfaits de l’homme, émet un jugement moral sur l’action de l’homme : celui-ci se rend coupable de crime, déjà en détruisant la nature, mais aussi en se situant au-dessus d’elle, ce qu’il n’a aucun droit de faire. A ce propos, les analyses anti-specistes de Singer, qui affirme clairement son anti-humanisme, sont frappantes.

A côté de ces analyses radicales, se situe un discours qui insiste sur la protection de la nature, non plus pour elle-même, mais comme milieu de vie de l’homme. De ce point de vue éminemment moderne, la puissance de l’homme est telle, qu’il se rend responsable de la nature elle-même. Ayant le pouvoir de la détruire, il se doit de modifier son comportement, de restreindre ses ambitions techniques, pour laisser la vie subsister. Jonas en tire une éthique dont est héritier le fameux “principe de précaution”. Dès lors, tous les moyens sont bons pour retourner l’opinion contre les dérives techniques, notamment l’utilisation de la peur. Nous reconnaissons ici certains discours très contemporains !

Contre un certain risque technophobe, ne peut-on pas penser un humanisme qui ne soit pas béatement technophile ? D’une part, aucun penseur, même le plus alarmiste, n’accepterait l’abandon des découvertes médicales qui améliorent tant la qualité et la longueur de la vie humaine. N’oublions pas que, à peine prononcé sa si célèbre sentence, Descartes insistait sur l’intérêt de l’art pour la santé. D’autre part, nous pouvons trouver des solutions purement techniques aux problèmes créées par la technique, comme le montrent les recherches concernant les nouvelles énergies. Mais, plus fondamentalement, il faut peut-être revoir la conception même que l’homme se fait de la nature. Ni ordre parfait, ni réservoir indéfini d’énergie, la nature est d’abord ce que l’homme y fait. La préserver ne doit pas se faire au détriment de l’homme, mais dans le sens de son propre développement. L’homme n’est ni maître, ni esclave de la nature. Par contre, il peut être maître ou esclave de lui même dans sa relation avec la nature. Il lui reste à créer les conditions pour s’engager dans la première direction…



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